CHAPITRE VII
Madeleine dormait, près d’Aline. Son sommeil était agité, elle tressaillait sans cesse, et Aline percevait sa tension, par la proximité de leurs deux corps blottis l’un contre l’autre.
Il était près de 2 heures du matin, et l’ascenseur de la tour fit un passage dans la cage, faisant retentir un bruit feutré dans le studio. Aussitôt, Madeleine sursauta et se dressa sur son séant. Elle était en sueur, les sens aux aguets. Aline la prit dans ses bras pour la rallonger et l’apaisa par des paroles douces. Elle avait vu le Beretta, dans le sac de voyage. Elle s’en voulait d’avoir ainsi fouillé dans les affaires de Madeleine, alors que celle-ci prenait un bain, et sa frayeur avait été grande à la découverte de l’arme. Depuis l’arrivée de son amie, deux jours auparavant, elle faisait de grands détours dans les rues avant de rentrer chez elle, tentant de repérer d’éventuels suiveurs, mais rien ne semblait venir.
« On » avait sans doute oublié leur, leur quoi ? Leur amitié ? Oui, tout cela n’avait été qu’une amitié, vieille de dix ans, cela n’intéressait plus personne, bien entendu.
Aline était allongée, dans le noir, les yeux grands ouverts. Elle ne comprenait rien à ce qui se passait. En cachette, l’après-midi précédent, elle était allée au siège du journal Le Monde et y avait consulté tous les articles relatifs à l’affaire d’Origny. Elle s’était concentrée sur les coupures pour tenter de comprendre, mais rien ne venait, aucune idée, aucune lumière. Elle n’avait osé interroger Madeleine, qui s’enfermait dans un mutisme désespérant.
En sortant du lycée, elle avait retiré dix mille francs, qu’elle avait rangés dans une enveloppe cachetée. Madeleine avait glissé l’enveloppe dans le petit sac de voyage, sans dire un mot. Elle s’était contentée de sourire misérablement, et Aline s’était détournée, incapable de supporter la détresse qui se lisait dans le regard de Madeleine.
Au petit matin, Aline ouvrit les yeux. Elle s’était endormie très tard, rongée par l’angoisse. Madeleine n’était plus dans le lit. Elle était accoudée à la rambarde du balcon, un peignoir sur les épaules, et contemplait la ville, ses tours et ses immeubles, ses rues désertes. Aline la rejoignit sur le balcon.
— Rentre, voyons, tu vas attraper froid.
Madeleine se retourna, puis enjamba le petit rebord de la porte-fenêtre, et pénétra dans le studio.
— Tu as dormi… Regarde, j’ai corrigé les copies de tes secondes. Ils sont nuls, tes élèves !
Elle désignait, sur le petit bureau, un paquet de feuilles, éclairées par un spot, rayées de rouge, annotées furieusement. Aline haussa les épaules.
— Madeleine… Si tu me disais ce qui se passe ?
— Aline, je suis fatiguée, j’en ai ras le bol, de toutes ces saloperies.
Sur le bureau, elle avait saisi un magazine dont la couverture était occupée par la photo de Castel.
— Regarde ! Castel, tout vient de là, c’est un salaud, et je me suis attaquée à lui.
— Mais, je ne comprends pas, c’est… enfin, tu milites au Parti et… mais qu’est-ce qui se passe ?
— Je vais partir, j’ai été irresponsable de prendre le risque de te mêler à ça !
Dans un mouvement brusque, théâtral, Aline s’était jetée contre la porte, les bras écartés, l’air farouche. Madeleine s’était approchée. Son visage était tendu.
— Tu ne partiras pas ! (Aline avait hurlé.) Il y a trop longtemps que je t’attends ! Tu as pensé à moi, toutes ces années, Aline, la bonne poire, tu te rappelles, à la cité U, toutes tes promesses, tu ne partiras pas, tu es chez moi, je te protège, sinon, tu dis qu’ils te tueront, ici tu es en sécurité, je te garde, Madeleine…
Elles étaient face à face, leurs visages rapprochés, presque à se toucher.
— Tu es folle ! Je te demande de l’aide, et toi tu ne penses qu’à toi, tu es toujours aussi égoïste !
Aline gifla violemment Madeleine, et la frappa, cognant de ses poings, déchaînée. Madeleine encaissait les coups, sans chercher à les parer. Puis Aline se laissa tomber à genoux, éclatant en larmes, enserrant les jambes de son amie de ses deux bras, sanglotant à perdre haleine. Les mots s’entrechoquaient dans sa gorge, elle suppliait, implorait. Madeleine l’aida à se redresser, puis l’enlaça, avant de l’embrasser.
La tête blottie contre l’épaule de Madeleine, Aline se calmait peu à peu. Elle s’abandonnait aux caresses mais, dans ses yeux, une lueur de haine était apparue. Infinie.
*
Vilandier observait Guilon. Les joues creuses, envahies de barbe, son costume froissé, maculé de poussière ; le petit salaud a perdu de sa superbe, se dit Vilandier.
— Vous m’avez joué un sale tour…
Guilon restait silencieux. Vilandier venait de le mettre au courant des derniers événements. Une feuille de télex était posée sur le bureau, devant Guilon. On avait retrouvé le cadavre de Dartier dans un terrain vague de la banlieue lyonnaise, une balle en plein front, nu comme un ver. Vrodine, il le savait, paradait de nouveau dans Paris.
— Qu’allez-vous faire, à présent ?
Éric leva les yeux au ciel. Ce qu’il allait devenir ? Il s’en foutait éperdument. Élever ses deux filles, traîner, attendre, il ne savait pas.
— Voyez-vous, monsieur, ce qui me désespère, c’est qu’à ce petit jeu, ils nous auront toujours… Il suffit qu’ils montrent les dents pour que nous battions en retraite.
Vilandier toussota et tendit à Guilon un feuillet à signer. Éric parapha sa démission. Il était las.
*
Coulvin était débordé de travail. La fête annuelle de l’organe central du Parti devait se tenir, à la pelouse de Reuilly, le week-end suivant, et une foule de détails concernant la sécurité n’était toujours pas réglée. Il étudiait les plans, l’agencement des stands, l’emplacement de ceux des partis frères, rectifiant les prévisions des responsables du service d’ordre.
Un membre du bureau d’accueil du siège vint le déranger dans son travail.
— Qu’est-ce que c’est ? grogna-t-il.
— Heu, écoute camarade, je pense que c’est important, c’est une femme, elle veut voir quelqu’un de responsable, et elle dit que c’est à propos de Madeleine Fignac, alors, j’ai pensé que…
— Bordel, mais amène-la tout de suite ! Allez grouille !
Quelques instants plus tard, Aline pénétrait dans le bureau de Coulvin.
Coulvin dévisagea longuement cette jeune femme vêtue d’un tailleur beige, un chignon élégant coiffant le visage fin, aux traits doux, presque langoureux. Il la trouva belle, mais il n’avait pas le temps de s’arrêter à ce genre de futilité. Il la fit asseoir.
Sous le regard perçant de cet homme qu’elle pressentait important, Aline pâlit, puis rougit, balbutia.
— Calmez-vous, mademoiselle. Que puis-je faire pour vous ?
Coulvin avait tenté d’adoucir sa voix, sans y parvenir. Son ton était rogue, presque agressif.
— Monsieur, je ne sais pas, enfin, je sais, mais je ne voudrais pas qu’il lui arrive des ennuis, elle a l’air tellement désemparée, c’est mon amie, elle n’a sûrement rien fait de grave, n’est-ce pas, mais elle se cache, pourquoi, je l’ignore, enfin ça ne peut pas durer, vous comprenez, tout ça risque de mal finir, alors, je suis venue vous voir, vous pourrez sûrement lui venir en aide, il ne faut pas la brusquer, elle a un tel caractère, elle dit qu’elle a peur de la police, et de son parti, aussi, mais enfin, vous pourrez la comprendre, parler, simplement, parfois cela arrange beaucoup de choses…
— Où est-elle ?
— Chez moi, 14, place des Genêts, à Créteil, c’est une amie, nous nous sommes connues à la faculté, elle était très douée, elle n’aurait pas dû quitter l’enseignement, enfin, bien sûr, pour vous, la chose est différente, elle parle beaucoup du Parti, elle dit que c’est important pour elle, vous comprenez…
— Oui, certainement. Vous pouvez patienter une minute ?
Coulvin avait disparu dans le couloir. On apporta un jus d’orange à Aline.
*
Brodard donnait ses ordres, dans les bureaux du Quai des Orfèvres. Il dépêcha une équipe à Créteil pour éviter tout incident. Les hommes de Coulvin devaient « prendre en charge » Madeleine, et il fallait éviter toute bavure. Lorsque le dispositif fut mis en place, Brodard appela le directeur de cabinet, à l’Intérieur.
— Allô ! monsieur le directeur… Bien, tout est fini. Oui, ils l’ont retrouvée. Comment ? Nous ? Ah non, pas nous, eux ! Par quel moyen ? Je l’ignore, monsieur, je l’ignore. Tout est fini. Le juge d’instruction ? Je ne sais pas… Le convaincre ? Vous me paraissez mieux placé que moi pour… Comment ? Non, enfin il faut garder le contact avec eux, n’est-ce pas ? Oui… Oui, monsieur le directeur.
*
Madeleine grignotait une pomme en écoutant la radio. Le flash d’information était totalement muet sur l’affaire d’Origny et ses suites. Assise en tailleur face au balcon, elle n’avait pas entendu la porte s’ouvrir. Elle ne vit qu’une main s’abattre sur son visage, tenant un coton odorant, puis le noir.
*
Aline était rentrée chez elle. Coulvin l’avait chaudement remerciée, avant de la faire reconduire à Créteil en taxi. Oui, tout irait bien, Madeleine avait un peu perdu la tête, mais elle était un peu fragile, Aline devait bien le savoir ?
Dans le studio, tout était en ordre. Les affaires de Madeleine avaient disparu, la robe vaporeuse n’était plus accrochée au portemanteau, le petit sac de voyage ne traînait plus sur la commode, la pièce était vide, désespérément vide. Aline ramassa le paquet de copies corrigées par Madeleine et les enfourna dans sa serviette avant de descendre jusqu’à sa voiture. Elle démarra pour prendre le chemin du lycée, les yeux embués de larmes amères.
*
Madeleine reniflait. Aline avait raison, elle avait bien pris froid sur le balcon du studio, et un rhume n’avait pas tardé à apparaître. Ils ne lui avaient pas mis de menottes, ne l’avaient pas attachée dans un cul-de-basse-fosse, ne la maltraitaient pas. Tout ça, c’étaient des histoires, du roman. Mais elle était prisonnière. Indéniablement.
Elle était soulagée, presque heureuse. Enfin elle allait pouvoir s’expliquer. Avec ces salauds qui protégeaient Castel. Voilà, ça n’avait pas marché, elle avait eu l’illusion ridicule que les photocopies leur feraient peur, qu’ils seraient amenés à écarter Castel de la direction du Parti.
« En récompense des services rendus au Reich, nous, Georg Staffner, responsable de la Gestapo pour la région Morbihan, demandons que le détenu Castel René, évadé d’un camp STO, soit rendu aux autorités compétentes, sans que des poursuites soient effectuées à son encontre. Le détenu Castel a permis aux autorités allemandes l’arrestation du dénommé Perduis Jean, instituteur à Kertivy, et de la famille Goldberg, juifs en fuite… »
Madeleine revoyait le texte du rapport de Staffner, concis, détaillé, demandant l’indulgence pour l’actuel secrétaire général du Parti.
Madeleine était assise sur une chaise cannée, dans une pièce nue, dont les meubles venaient d’être déménagés à la hâte. Sur les murs, le papier peint portait encore l’empreinte blanche et dénuée de poussière de tableaux, d’étagères, d’un buffet, sans doute, à en juger d’après la forme des taches.
Coulvin entra dans la pièce. Ce n’était pas une surprise. Il était seul. Mal à l’aise. Il s’adossa contre le mur, près de la porte. Toussota pour s’éclaircir la voix.
— Tu as fait l’imbécile, Madeleine, tu aurais dû venir me voir, tout de suite, dès que tu es entrée en possession du document.
— Quel document ?
— Oh, je t’en prie, nous avons perdu assez de temps… Le passé de Castel doit rester secret, l’intérêt du Parti l’exige. Tu ne peux comprendre ça ?
— Un ex-collabo, à notre tête, tu trouves ça normal, toi ?
— Normal, non, mais c’est ainsi, je ne décide pas !
— Mais enfin, toi — la voix de Madeleine se brisa — tu as été dans les camps, tu les as vus de près, les nazis, comment peux-tu accepter !
— Tais-toi, tu ne sais pas de quoi tu parles, tu ne peux pas juger, si quelqu’un a le droit de protester, c’est nous, nous qui avons vécu cette époque, certainement pas toi, petite bourgeoise qui n’as jamais pris un coup dans la gueule, tais-toi, je t’en prie, tais-toi !
— C’est ça, vas-y, joue-moi le grand numéro ! Pendant que tu étais dans le train pour l’Allemagne, lui, il fricotait avec la Gestapo, et tu peux oublier ?
— Je t’ai dit de te taire !
Madeleine soupira. Elle esquissa un sourire, triste, un sourire de pitié.
— Je te plains, mon pauvre Coulvin. Je préfère ma place à la tienne…
— Tais-toi !
Les mains de Coulvin tremblaient. Il marcha de long en large dans la pièce, le visage animé de tics.
— Naturellement, tu ne veux pas me dire comment tu as obtenu le rapport de Staffner ?
— Il est mort, Staffner ?
— Oui, il est mort. En 1972. Nous l’avons retrouvé, et nous l’avons tué. Et Andlauer, aussi, le responsable du camp de STO, et Jean Perduis, l’instituteur de Kertivy, est mort aussi, mais celui-là, nous n’avons pas eu besoin de le tuer, il est resté en Allemagne, voilà, tu es satisfaite ?
Le regard de Coulvin exprimait une profonde douleur. Son menton tressaillait, il marchait de plus en plus vite. Il s’arrêta devant Madeleine, les bras ballants.
— Tu es satisfaite, répéta-t-il, hein, c’est moral, ils sont morts, tous, tous !
Il avait crié, et restait debout, bouche bée, les yeux mi-clos.
— Tu me fais vraiment pitié, tu sais ? Tu te rends compte de ce que tu dis ?
Elle s’était levée de sa chaise et s’était approchée de Coulvin. Ils restèrent face à face un long moment. Elle posa sa main sur son épaule, mais il la repoussa violemment.
— Je t’en prie, pas de sentimentalisme, c’est déplacé ! Je ne suis pas là pour ça. Je fais mon travail, du mieux que je peux, et ce n’est pas toujours agréable, ni facile.
Madeleine était retournée s’asseoir, abasourdie. Elle se moquait de tout, désormais. Rien n’avait plus de sens.
— Alors, explique-toi ! Comment as-tu pris connaissance de ce rapport ?
Et Madeleine raconta. Son enfance à Kerpape. Ses jeux de gamine avec la fille du docteur Leguilvec. Un jour de 1958, Madeleine avait quinze ans, le docteur avait réuni trois ou quatre de ses amis et les avait entraînés dans la forêt, près du village. La fille de Leguilvec avait entendu une conversation la veille au soir, ayant trait à des archives datant de la guerre, « qu’il valait mieux détruire », puisqu’elles ne servaient plus à rien.
— Voilà, nous étions deux gamines romantiques, cette histoire de caissons précieux nous a excitées. Nous avons suivi Leguilvec, qui a chargé une dizaine de boîtes de bois dans sa voiture. Il est parti dans la forêt et, dans une clairière, il les a déposées avant d’y mettre le feu. Il a dit que cette fois, tout était bien fini, et puis il est parti, avec ses amis. Le feu entamait le bois des caisses. Nous avons été bêtes, dès leur départ, nous nous sommes ruées sur le feu, et nous en avons tiré un classeur, déjà à moitié roussi. En grand secret, nous l’avons ramené chez moi, et je l’ai caché dans le grenier. Nous n’en avons jamais plus parlé, parce que nous pensions avoir fait une bêtise.
— Et puis ?
— Il n’y a pas de et puis… Cet été, durant mes vacances, j’ai rangé le fouillis du grenier. J’ai retrouvé le classeur. Et je me suis prise à lire ce qu’il contenait : rien de bien original, des dizaines de lettres de dénonciation, émanant d’habitants de la région. J’ai compris alors pourquoi Leguilvec voulait mettre un trait définitif sur toutes ces saloperies. Et puis… Une fiche m’est tombée sous les yeux, mentionnant un certain Castel. Je n’en croyais pas mes yeux. J’ai relu toutes les minutes du procès qu’il a intenté en diffamation à V., le journaliste. Et j’ai été convaincue parce que le numéro matricule de STO de Castel était bien celui indiqué sur le rapport signé Staffner. Alors, j’ai voulu agir.
— Il fallait me remettre ce papier…
— Pourquoi ?
— Pourquoi ? Mais, enfin, tu sais bien que pour toutes ces questions, c’est moi qui…
— Et alors ?
— Alors, rien, effectivement…
Coulvin ne savait plus quoi dire. Ses lèvres s’agitaient, mais aucun son ne sortait de sa gorge. Une dernière fois, il se força à articuler quelques mots.
— Madeleine… Tu es assez intelligente pour comprendre la situation… Il me faut l’original du rapport. Tu sais, de toute façon, nous, enfin, nous…
— Oui, j’imagine vos méthodes, et je suis trop fatiguée pour subir ça. Il est tout simplement dans mon casier personnel, dans la salle des permanents de la région parisienne, au siège du Parti.
— Tu vas me trouver ridicule… Mais je tiens à te remercier. Et puis, tu t’en fous, mais il faut que je te dise : voilà, je comprends ce que tu as pu ressentir. Mais ce n’est pas à nous déjuger… Tu…
— Va-t’en. Vite.
La porte claqua, et Madeleine resta seule, assise sur sa chaise, l’esprit vide.
*
Brodard et Vilandier étaient attablés au bar de l’aéroport d’Orly. Ils se levèrent pour se diriger vers la terrasse, interdite au public. Le CRS de faction s’inclina devant leurs laissez-passer. Du haut de la terrasse, ils virent le car d’Air France déposer sa cargaison de passagers devant l’avion.
L’hôtesse se tenait dans l’encadrement de la porte de la carlingue. Vrodine était à ses côtés et se retourna lentement avant de pénétrer dans la cabine.
— Voilà, c’est fini, dit Vilandier.
— Il vous a bien eus, hein ? ricana Brodard.
— Allez donc savoir, avec eux…